[Chronique] Usages, usages, usages…mais où sont-ils ?

Dans la prolongation des précédentes chroniques, je vous propose un avis tranché sur un des principaux freins au déploiement du numérique santé en France : le manque d’usages.

Depuis près de quinze ans, le numérique santé est présenté comme une promesse sans cesse renouvelée : améliorer les parcours de soins, faciliter la vie des soignants, engager davantage les patients. Les annonces, plans nationaux, levées de fonds et innovations technologiques se succèdent. Chaque année, de nouveaux outils arrivent sur le marché : applications de suivi, solutions de télésurveillance, plateformes de coordination, dispositifs connectés, chatbots médicaux. Pourtant, une question dérangeante persiste : où sont les usages réels, concrets, durables ?

Le paradoxe est frappant. D’un côté, le discours public et industriel souligne l’importance d’accélérer le virage numérique et de mettre l’innovation au service du patient. De l’autre, la réalité des soignants est souvent marquée par la multiplicité des outils, leur manque d’interopérabilité, et surtout par une faible adoption. Dans de nombreux établissements de santé, les logiciels s’empilent, les interfaces ne communiquent pas, et les équipes doivent jongler entre plusieurs systèmes. Dans les cabinets de ville, certains médecins généralistes n’ont même pas le temps, ou l’envie, d’explorer les fonctionnalités de solutions pourtant censées leur simplifier la tâche.

Côté patients, le constat n’est guère différent. Des millions d’euros ont été investis dans des applications de suivi de pathologies chroniques, dans des objets connectés censés révolutionner l’autosurveillance. Mais une grande partie de ces dispositifs finissent au fond d’un tiroir après quelques semaines d’utilisation. La lassitude, le manque d’accompagnement, l’absence de valeur perçue expliquent ce décrochage. Les “usages” ne se décrètent pas, ils se construisent dans le temps, au croisement d’un besoin réel, d’une facilité d’usage et d’un accompagnement humain.

Cette dissonance entre innovation et usage révèle une vérité trop souvent occultée : dans la santé, la technologie seule ne suffit pas. L’enjeu n’est pas de produire toujours plus d’outils, mais de s’assurer qu’ils répondent à des pratiques concrètes, qu’ils s’intègrent dans les routines professionnelles et qu’ils apportent un bénéfice tangible. Les exemples qui fonctionnent (la téléconsultation quand elle s’est imposée au plus fort de la crise sanitaire, certains dispositifs de télésurveillance intégrés aux parcours de soins, ou encore l’essor du Dossier Médical Partagé dans Mon Espace Santé) partagent un point commun : ils répondent à un usage évident, presque incontournable.

Alors pourquoi tant de solutions échouent-elles à franchir ce cap ? Parce que l’innovation numérique en santé est trop souvent pensée du point de vue de la technologie, et trop peu du point de vue de l’expérience utilisateur, qu’il s’agisse du soignant ou du patient. Parce qu’on oublie que le temps médical est rare, que la charge cognitive des équipes est déjà immense, et que toute solution qui ajoute de la complexité au lieu d’en retirer est vouée à l’abandon.

La question des usages est donc centrale. Elle devrait être le point de départ de toute démarche d’innovation en santé, et non sa conclusion. Tant que les porteurs de projets, les pouvoirs publics et les financeurs ne placeront pas l’usage au cœur de leur stratégie, le numérique santé continuera de multiplier les prototypes brillants mais sans lendemain.

Dans ce contexte, une nouvelle exigence s’impose : parler moins de technologies et plus de pratiques, moins d’outils et plus d’ergonomie, moins de solutions et plus d’adoption. Car au fond, le numérique santé ne se mesure pas au nombre d’applications développées ni au montant des investissements levés, mais à cette question simple : est-ce utilisé, et est-ce utile ?

Rémy Teston

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